Impossible Body

 — Laėtitia Badaut Haussmann

14th September, 2017 — 21st October, 2017

Press release

Ma chère ______,


Comment te sens-tu ? À quoi penses-tu ? Qu’écoutes-tu ? Que lis-tu ? Qu’écris-tu ? Qui vient te voir ? Je sais que ça doit être une véritable torture pour toi d’être bloquée à la maison. Veux-tu jouer à un jeu ? Faire semblant d’être une fragile mais sublime agoraphobe ? Mettre du rouge à lèvres dans ta plus belle nuisette en écoutant du Bach à fond ? Écrire tes mémoires, de la poésie ! Des sonnets spensériens, ou même des sestines ! Même si, au fond, je sais bien que rien de tout cela ne marchera. Tu as la pire FOMO [1] que je connaisse !

Je n’écris pas de lettres, que des emails. Pour toi je ferai n’importe quoi. S’il te plait, ne fais pas attention à mon écriture. Cela fait bien longtemps que je ne me demande plus si je dois faire mes "y" et mes "g" droits ou penchés, alors je fais un peu des deux pour faire bonne mesure. C’est tout moi, ça… toujours à couper la poire en deux. La moitié des gens que je connais m’appelle Julie et l’autre Julia. Ne pas connaître son propre nom est source de troubles existentiels aigus, mais je n’ai jamais pu me résoudre à prendre le taureau par les cornes et trancher une fois pour toute entre les deux. J’ai internalisé cette ambigüité.

Au lieu de t’écrire, j’aimerai pouvoir être transporté auprès de toi. Ou mieux, j’aimerais que tu sois ici à mes côtés. Je sais que tu aimes Paris — ta seconde patrie. Mais c’est étrange d’être ici sans toi. Et Paris est différente à présent. Tous tes amis sont partis. Pas pour les vacances, mais partis. Ils ne sont plus de ce monde. On savait que cela arriverait, Mais cela ne rend pas la chose facile pour autant.

Quand j’ai fêté mes 30 ans, tu m’as dit que la trentaine avait été ta décennie préférée, et cela m’a donnée des ailes, tellement sûre d’avoir devant moi les plus belles années de ma vie J’en suis maintenant à la moitité et j’ai l'impression de m'être trompée quelque part.

Je me sens apthique, dépressive, embrumée, envahie par les doutes. Pourquoi n’ai-je pas réussi à hériter de ton inébranlable optimisme ?

Du temps que tu habitais à Paris, tu m’avais confié que tes amis t’appelaient « la veuve joyeuse ». J’aimerais pouvoir rembobiner le film de ta vie jusqu’à cette époque. Mais j'ai commencé à te filmer un peu trop tard. Même si je peux très bien t’imaginer, avec des robes légères et tes longs cheveux roux. (J’aurais aimé, moi aussi, avoir les même jambes que toi). Sans oublier l’indispensable vernis rouge sur les ongles. À moins que tu n’aies trouvé le vernis vulgaire à cette époque. Je n’arrive pas à me rappeler d’une époque où je t’aurais vue sans les ongles rouges. Au point que je me suis convaincue que tes ongles poussent naturellement rouges. Il me semble cependant que ce n’est vraiment devenu une obsession chez toi qu’après la sortie en 1988 de Femmes au Bord de la Crise de Nerfs, à l’époque j’avais six ans.

Je me suis raccrochée à tout ce que tu m’avais confié sur tes aventures à Paris dans les années cinquante et soixante. Ne m’avais-tu pas raconté que tu te promenais avec Jess dans le Jardin du Luxembourg au moment même où Truffaut filmait Les 400 coups ? Je n’ai jamais vérifié si vous étiez dans le film, car j’aurais été beaucoup trop déçue de voir que vous n'apparaissiez pas à l’écran. Je sais que vous y êtes, c’est tout ce qui compte.

La Nouvelle Vague, le Nouveau Roman. Tu me disais combien tu aimais Nathalie Sarraute. Peut-être parce qu’elle était juive d’origine russe, comme nous. Était-ce elle qui avait écrit cinq pages pour la seule description d’une poignée de porte ? D’après ce que j’ai lu d’elle, je l’aime aussi. De la même manière que j’aime Clarice Lispector ou Janes Bowles. Elles ont cette manière d’exprimer les contradictions, les angoisses et l’humour de la vie intérieure avec une exactitude scientifique. Penses-tu que Nathalie Sarraute lisait Jane Bowles ?

Voici un extrait du Planétarium de Sarraute :
« Cinq pièces et elle toute seule. Mais c’est cela, justement, sa folie. Je voulais justement vous raconter… C’est ça qui est drôle. Elle ne reçoit jamais personne. Mais il lui faut ses deux salons, une grande salle à manger, une chambre d’amis… C’est pour ça qu’elle prépare tout, pour recevoir des gens. Il faut que tout soit parfait, impeccable : il doit lui sembler que leur œil est là, toujours, qui décèle la moindre erreur, les imperfections, les fautes de goût… Le jugement des gens lui fait si peur… Ce n’est jamais assez parfait. Jamais tout à fait prêt… Elle ne tien à voir personne, au fond : c’est de cette préparation, justement, qu’elle a besoin. Ça lui suffit…».

J’ai les mêmes angoisses, oui, je suis encore chaotique. Tu avais raconté à Davide que tu t’étais rendue chez quelqu’un (selon lui c’était Susan Sontag, mais je ne pense pas que ce fût elle) et il y avait des piles de bordel partout à l’intérieur. Qui que ce fût, cette personne t’avait confié que ranger était une activité fastidieuse et anti-intellectuelle. Je peux voir à quel point tu t’es appropriée cet opinion. Peut-être que je devrais y céder et le faire mien à mon tour. Cela m’épargnerait beaucoup d’énergie.

L’environnement de quelqu’un, sa maison, ses livres, ses objets, sont tellement révélateurs. « Lequel de ces canapés me correspond en tant que personne ? » voilà une question que je me suis posée plus d’une fois. Indice : il ne s’agit pas toujours du plus fonctionnel. Je possède au moins deux (ou non, plutôt trois) meubles inutilisables dans mon modeste appartement. Pourquoi, pourrais-tu me demander ? Je trouve qu’il y a quelque chose de beau et tragique à la fois lorsqu’un un meuble ne peut pas être utilisé. J’imagine le corps impossible qui y tiendrait, j’imagine l’objet comme étant un corps, anthropomorphisé comme la chaise de Pee-Wee Herman, en un peu plus triste, toujours un peu endormi.

En parlant de sommeil, je suis si fatiguée. Il y a six heures de décalage ici, alors je reste éveillée plus longtemps que je ne devrais pour me sentir plus près de New York. Je t’imagines en ce moment même, assise dans ton somptueux  fauteuil, tes pieds longs et fins, parfaitement pédicurés, posés sur le pouf ottoman. Tes jambes répondant en miroir au portrait fait il y a cinquante ans de ces mêmes jambes. Une de tes mains tient un kindle, l’autre joue avec une bague trop grande. C’est tout toi. Inextricablement connectée à ce qui t’entoure, du moins dans mes souvenirs.

Bonne nuit, tu me manques,

J.



[1] Fear Of Missing Out : peur constante de manquer une nouvelle importante, un événement, une sortie.

EN :


Dear ______ ,

How are you feeling? What are you thinking about? Listening to? Writing? Reading? Who has come to visit? I know it’s absolute torture for you to be stuck in the house. Can you role play? Pretend that you are a fragile but glamorous agoraphobic? Wear lipstick with your best nightgowns and listen to Bach at the highest volume? Write your memoirs, write poetry! Spencerian sonnets and sestinas! Deep down I know none of that will really work. You have the worst FOMO of anyone I know.

I don’t write letters, I only write emails. But for you, anything. Please don’t judge my handwriting. It’s been a long time since I’ve had to face all of these decisions like whether my “y’s” and “g’s” should be straight or curved, so I’ve included both for good measure. That’s me… always splitting the difference. Half the people I know call me Julie and the other half call me Julia. Not knowing my own name causes acute existential doubt, but I just can’t seem to grab the bull by the horns and decide on one or the other. I’ve internalized the ambiguity.

Instead of writing I wish I could beam myself to you. Or better yet, that you could be here with me. I know you love Paris — your home away from home. It feels strange to be here without you. But Paris is different now. All of your friends are gone. Not on holiday, but gone for good. No longer in the world. We felt it coming, but that doesn’t make it any easier.

On my 30th birthday you told me that your 30’s were your favorite decade and I felt so buoyant, so hopeful to have the best years of my life ahead of me. Now I’m halfway through it and I think maybe I’m doing something wrong. But I am droopy, depressive, cloudy, crippled with self doubt. Why couldn’t I have inherited your relentless optimism? When you were in Paris as a young woman I remember you telling me how your friends would call you “la veuve joyeuse.” I want to rewind the movie of your life back to that time. I guess I started shooting too late. But I can picture you with short dresses and long red hair. (I also wished I had inherited your legs). And of course the requisite red nail polish. Or maybe you thought nail polish was vulgar at that point. I can’t think of a time when I’ve seen you without red nails. I’m convinced they grow in red at this point. But I think that only became an obsession after you saw Woman on the Verge of a Nervous Breakdown, which came out in 1988 when I was six years old.

I’ve clung on to everything you’ve told me about your time in Paris in the 50’s and 60’s. Didn’t you say that you and Jess were in the Jardin Luxembourg when Truffaut was shooting 400 Blows? I’ve never looked for you two in the film because I would be too disappointed to find out that you didn’t make it on screen. I know you’re there, and that’s all that matters.

La Nouvelle Vague, le Nouveau Roman. I remember you saying how much you loved Nathalie Sarraute. Maybe it’s because she was a Russian Jew like us. Was she the one who wrote about a doorknob for five pages? From what I’ve read of her work, I love it too. In the same way I love Clarice Lispector or Jane Bowles. They can express all of the contradictions, anxiety and humor of inner life with scientific exactitude. Do you think Nathalie Sarraute read Jane Bowles, for instance?

This is from Sarraute’s The Planetarium:
“Five rooms and she’s entirely alone. But that’s just it, that’s where her madness lies. I was about to tell you… That’s the funny part. She never has any company. But she must have two parlors, a big dining room, a guest room… That’s why she’s always getting things ready, so as to invite people. Everything must be perfect, spotless: it probably seems to her that their eye is there, always, ready to seize upon the slightest mistake, every imperfection, every error in taste… People’s opinions frighten her so… It’s never perfect enough. Never entirely ready… she doesn’t want it to be. In reality, she doesn’t care to see anybody: what she needs, in fact, is this getting ready. For her, that suffices.”

I have those same anxieties, yet I’m still a mess. You told Davide that you went to someone’s place (he remembered it as Susan Sontag, but I don’t think it was her) and it was cluttered with piles of crap everywhere. Whoever it was told you that cleaning was tedious and anti-intellectual. I can see you really embraced that sentiment. I should just give in and embrace it too. It would save me a lot of energy.

One’s living environment, home, furniture, books, objects, are all so revealing. “What sofa really represents me as a person?” is a question I have asked myself more than once. Hint: oftentimes it is not the most functional. I have at least two (no, definitely three) pieces of unusable furniture in my modestly sized apartment. Why, you may ask? I suppose I find something beautiful and tragic about furniture that can’t be used. I picture the impossible body it would accommodate, I picture the thing as a body, anthropomorphized like Pee-Wee Herman’s chair, maybe a little sadder, always a little sleepy.

Speaking of sleepy, I’m sleepy. It’s six hours ahead here so I tend to stay up later than I should to feel closer to New York. I’m picturing you right now in your plush armchair, long, thin, perfectly pedicured feet resting on the ottoman. Your legs mirroring the painting next to you on the wall of your legs from fifty years ago. One hand is holding a kindle and the other is fidgeting an oversized ring. This is you. Inextricably connected to your environment, at least in my memory.

Bonne nuit, I miss you,

J.

Text written by : Julie Trotta
Translation : Noam Assayag




 


 


 


 


 


 


 

Photo: Aurélien Mole Exhibition view :
Impossible Body
14th September, 2017 — 21st October, 2017 , Galerie Allen
Photo: Aurélien Mole Exhibition view :
Impossible Body
14th September, 2017 — 21st October, 2017 , Galerie Allen
Laėtitia Badaut Haussmann
Maisons Franēaises, une collection n°159 (poster), 2017
Maisons Franēaises, une collection
inkjet on paper (Aqua recycled and polyester 210g)
Image: 100 x 75 cm
Paper: 100 x 75 cm
courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Laėtitia Badaut Haussmann
Laėtitia Badaut Haussmann
Repeat, 2017
5 colour prints on satin 180 gr paper
Image: 50 x 70 cm each
Photo : Aurélien Mole / Exhibition view, Impossible Body, Galerie Allen, Paris 2017
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Co-produit par Lab'bel et Galerie Allen
Laėtitia Badaut Haussmann
Laėtitia Badaut Haussmann
Senius III, 2017
lamps
courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Laėtitia Badaut Haussmann
Laėtitia Badaut Haussmann
L'Amour est plus froid que la mort n° 4, 2017
Chromed inox, synthetic leather, styrofoam
66 x 380 x 210 cm
Photo : Aurélien Mole / Exhibition view : "Impossible Body", Galerie Allen, Paris
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Co-produced by FUTURA
Laėtitia Badaut Haussmann
Laėtitia Badaut Haussmann
A container of possibilities, 2017
enamel paint on wall
photo : Aurélien Mole / Exhibition view : "Impossible Body", Galerie Allen, Paris
courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Laėtitia Badaut Haussmann
Laėtitia Badaut Haussmann
The Him II, 2017
Plants, sand, make-up, perfume and 4 plant pots by Aino Aalto
variable dimensions
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Co-produit par Lab'bel, Jardins et Collections et Galerie Allen
Laėtitia Badaut Haussmann