The Dead Supreme

 — Scott Covert

du 04.05.2024 au 15.06.2024

Communiqué

« Je dois partir. » ?« Où ça ? » ?« En Colombie. »?« Et qui est là-bas ? » ?« Pablo Escobar… après ça il fauuuuuut que j’aille en Pologne pour Wojciech Frykowski et puis c’est direction l’Australie pour récupérer Leigh Bowery. »

Capturer, rapporter, obtenir… Scott Covert est un collectionneur : de noms, de lieux et de ce qu’il appelle des « personnalités à fort caractère ». Il recherche aussi les infâmes, aux côtés des têtes couronnées, des kidnappeurs, des politiciens, des ballerines, des victimes de meurtre et des actrices. La contemplation d’un tableau de Scott Covert n’est pas sans rappeler une partie d’Où est Charlie ?, on cherche à y discerner les différents personnages enfouis dans des couches de palimpsestes accumulées au fil des décennies. Chaque œuvre fait le récit d’un voyage, d’un pèlerinage effectué par l’artiste à la rencontre de ces merveilles d’outre-tombe. Il fait des cimetières son atelier et les sièges de sa voiture, où s’entassent les toiles en pagaille, font office de réserve. Cela fait 39 ans que Scott Covert travaille sur cette œuvre d’art temporelle.
Visiter un cimetière en sa compagnie constitue une expérience tout à fait singulière. Son patronyme annonce d’ailleurs la couleur, Covert signifiant secret ou dissimulé en anglais. Il entre et sort des mausolées les bras chargés de sacs remplis d’œuvres en cours et parfois de toiles encore blanches (ses « vierges », comme il les appelle). Il est parfois muni d’une échelle. Il faudra peut-être faire le guet pour s’assurer de ne pas croiser une personne endeuillée ou des gardiens faisant leur ronde. Si vous avez la main sûre, vous pourrez l’aider à tenir sa toile en place, pendant qu’il décalque frénétiquement des noms, des dates et des tirets gravés dans la pierre. Avec chaque frottage, Covert arrache ces personnages historiques à leur dernière demeure et les remet en circulation dans le monde. Cette manière de résurrection confère à leur mémoire un nouveau degré d’immortalité.??L’art de relever des empreintes sur les tombes est aussi immémorial que la mort elle-même. Depuis l’Antiquité, c’est par frottis qu’on relève les inscriptions des monuments funéraires. En Chine, les sources historiques font remonter la pratique de l’estampage de stèle à la dynastie des Tang. En Occident, cette tradition fut relancée par les Anglais de l’ère victorienne et les Américains de la Nouvelle-Angleterre, dont la fascination pour la mort faisait des cimetières un lieu de pique-nique et de loisirs. À l’instar de cette sensibilité du XIXe siècle, Covert ne considère pas la mort comme un sujet systématiquement macabre, il lui trouve même un certain attrait. Dans des chefs-d’œuvre comme l’Ophélie de John Everett Millais (1851-1852), La Mort de Chatterton d’Henry Wallis (1856-1858) et L’Amant de Porphyria de Robert Browning (1836), la mort se mit à apparaître sous un jour de plus en plus séduisant, en se complaisant dans ce que le philologue Alexander Welsh appelle la « radieuse oisiveté ». Ce recadrage enchanteur du pathos permit au spectacle de la vie qui s’enfuit de devenir objet d’amour et de désir. Cette conception romantique de la mort a peut-être aussi joué le rôle d’un palliatif ; à travers elle, le deuil n’était plus une expérience de la perte, mais celle d’une pureté à transcender. Pour Scott Covert non plus, la mort n’est pas un sujet d’effroi : « Je n’ai pas peur de la mort. Elle rend la vie bien plus intéressante. » Mourir jeune, c’est mourir beau, plein de potentiel, dans l’effervescence de tout ce qui aurait pu advenir. Ses œuvres célèbrent des vies pleinement vécues, avec leur foisonnement et leurs tragédies.
Covert doit peut-être cette approche quasi-dharmique de la question du trépas au fait d’avoir traversé l’épidémie de sida des années 80-90. En tant qu’artiste homosexuel (et, à l’époque, toxicomane de surcroît) vivant dans l’East Village, Scott Covert a vu ses amis mourir subitement, les uns après les autres. Alors qu’il enchaînait les enterrements, il a miraculeusement échappé à ses propres funérailles.
En 1978, Covert avait débarqué à New York en arrivant tout droit de San Francisco où il avait commencé à suivre des cours de théâtre et d’arts plastiques. Trouvant le cadre de ses études trop restrictif, il les avait abandonnées au bout d’un semestre afin de poursuivre ailleurs sa passion pour le métier d’acteur. Premier homme à être embauché comme « ouvreuse » à Broadway, il s’imprègne rapidement du monde du spectacle. Après les représentations, Covert descendait vers l’East Village qui, avec sa criminalité galopante et ses loyers très bon marché, constituait alors un havre pour les jeunes artistes. Après minuit, dans des lieux comme le Club 57, Danceteria, le Mudd Club et The Saint, les pistes de danse laissaient parfois la place aux performances de vaudeville, dans un bouillonnement d’art, de musique, de projections de films et d’expositions éphémères. C’est là que Covert a pu jouer dans des adaptations iconoclastes et résolument queer des grands succès de Broadway tels que Bye Bye Birdie, Peter Pan et Boeing Boeing.
Le spectacle où il s’est mieux illustré reste cependant l’adaptation des Revenants d’Ibsen mise en scène par l’acteur Andy Rees. L’histoire originale se déroulant au XIXe siècle, Reese la déplaça à l’époque contemporaine. Joué par Covert, le fils qui dans la pièce devait mourir de la syphilis souffrait désormais d’un mal inconnu. Au moment des premières représentations, cette maladie sans nom venait à peine d’être désignée par le corps médical comme Syndrome d’Immunodéficience Acquise : SIDA. Cette pièce, qui porte le nom de Ghosts en anglais, est devenue « la première comédie musicale emblématique des années Sida ». Ébranlant jusqu’aux fondements de sa créativité, la maladie a décimé la scène artistique new-yorkaise en emportant des artistes brillants au nombre desquelles : Keith Haring (1958-1990), Robert Mapplethorpe (1946-1989), Cookie Mueller (1949-1989), Jimmy DeSana (1949-1990), Ethyl Eichenberger (1945-1990), John Sex (1956-1990), Peter Hujar (1934-1987), Klaus Nomi (1944-1983) Adolfo Sanchez (1957-1990), Jack Smith (1932-1989), Tseng Kwong Chi (1950-1990), David Wojnarowicz (1954-1992), Martin Wong (1946-1999) et bien d’autres. Comme s’il avait bénéficié des neuf vies d’un chat, Scott Covert continue d’honorer aujourd’hui la mémoire de ses amis disparus. (Sauf ceux qui ont subi ce qui, à ses yeux, représente la tragédie ultime : ne pas avoir de sépulture !)
Covert se surnomme lui-même The Dead Supreme. Alors que tous ses camarades d’école adulaient soit les Beatles soit les Rolling Stones, ce petit garçon blanc, gay et catholique élevé dans la banlieue du New Jersey adorait les Supremes. Et si la plupart des fans de la Motown vénéraient Diana Ross, c’est Florence Ballard qui avait toutes ses faveurs : cette chanteuse qui avait été expulsée du label pour cause d’alcoolisme et qui était décédée sans le sou. En 1985, c’est son attachement à la figure de Flo qui le conduit jusqu’au cimetière Memorial Park…

Je me suis retrouvé là… à Warren, dans le Michigan, sur la 13 Mile Road. C’est dans la section D, vers l’entrée, entre deux allées… Il y avait comme un monticule, elle reposait au centre, au sommet. Florence s’était mariée avant de mourir, et sa pierre tombale indiquait « Florence Glenda Chapman, 30 juin 1943 — 22 février 1976 ». La plaque de laiton était fixée à même le sol. J’ai placé une feuille de papier par-dessus et je l’ai frottée à l’aide d’un crayon pour relever son nom, ces dates. Le papier s’est légèrement décalé. Je ne voulais pas que ça devienne illisible, alors j’ai pris un deuxième crayon, d’une couleur différente, pour terminer mon empreinte. Cette deuxième couleur a fait ressortir l’inscription et, en la regardant, j’ai entendu sonner en moi cette cloche dont parlait Gertrude Stein. Et depuis, je ne me suis jamais arrêté.

Texte d’Ariella Wolens
Traduit par Noam Assayag

Né en 1954 à Edison, dans le New Jersey, Scott Covert est un artiste américain. Il vit à New York mais travaille de manière nomade, toujours sur la route. Son exposition rétrospective, Scott Covert : I Had a Wonderful Life, a eu lieu en 2022 au NSU Art Museum Fort Lauderdale en Floride. Cette rétrospective a été suivie par une exposition intitulée C’est La Vie au Studio Voltaire à Londres. Plus récemment, des présentations solo ont également été organisées à la Derek Eller Gallery, à New York, et à la Parker Gallery, à Los Angeles, en 2023. Le travail de Covert a fait l’objet de nombreux articles publiés dans Artforum, Mousse Magazine, The Paris Review, Ursula et The Guardian.